La misère mais la joie.
Tout est en grand ici.
La misère et la joie.
Je suis sur la route, je vais à mon collège pour un conseil de discipline.
Devoir de réserve. Je ne vous dirai rien de cet enfant et de sa mère mais la pauvreté qui vous saute à la gueule, la violence à peine contenue, la honte, la culpabilité, la haine, le terrible sentiment d’échec quand on ne peut plus rien faire. Quand l’école ne sait plus faire…
Dans mon cartable, le dessin d’un oiseau bleu avec un bec rose et un œil jaune. Un petit bonhomme me l’a donné hier, il l’a fait pendant mon cours… Pour décorer votre classe madame !
Tout est en grand ici.
Grand le cœur de mes élèves qui veulent vider leur tirelire pour aider ceux qui sont encore plus pauvres qu’eux à partir avec nous à Paris.
Grand le rêve éveillé.
Grande la peur de ne pas réussir.
Grande la provocation qui est si souvent la peur de ne pas réussir.
Grands les rires.
Grands les sourires.
Grande la souffrance aussi.
J’entends trop souvent parler des « vrais gens », comme s’il y avait des faux gens. Je connais les vrais gens, je connais la vraie vie…J’en ai assez d’entendre ça. On n’a qu’une vie, elle n’est ni vraie ni fausse. Ces enfants sont comme nous, ils souffrent, ils sont heureux, ils ont peur, ils s’enthousiasment, ils regrettent… Ils vivent. Je ne saurais pas tout ça si je n’étais pas professeur dans cet établissement. Je me dirais peut-être que ce sont des pauvres gens mais ça ne veut rien dire. Je ne saurais pas, je continuerais à voir ce que d’autres appellent la « réalité » dans un miroir déformé. La télé nous montre tous les ans, un peu avant Noël, des personnes qui souffrent du froid ou de la faim. Que savons-nous d’elles, vraiment ? Rien, ou si peu. Ce sont juste des images. Les élèves que j’ai devant moi ne sont pas des images, ils ne font pas gentiment la queue en attendant la soupe populaire. Ils gueulent, ils bougent, ils aiment, ils pensent, ils frappent, ils pleurent, ils puent, ils espèrent, ils désespèrent…
Tout est en grand ici.
La misère et la joie.
Les larmes sur les joues de cette petite qui vient de fuguer parce qu’on l’oblige à partir dans un autre pays et que ses copines ramènent au collège par la main.
La colère dans les yeux de cet enfant qui s’obstine à refuser la main qu’on lui tend.
Le sourire jusqu’aux oreilles de celle qui vient de comprendre enfin cette satanée leçon.
La fierté de celui qu’on avait toujours montré du doigt et qu’on vient pour la première fois de montrer en exemple.
Tout est en grand ici.
La misère mais la joie.